Parmi les publications de ces dernières années, il en est une qui réserve bien des bonheurs de lecture. Els primers freds (Proa, Barcelone, 2004) est un fort volume de vélin ivoire qui réunit la production catalane du poète entre 1975 et 1995. Tous ses poèmes ? Non, ceux qu'il affectionne et qui, paradoxalement, n'ont reçu aucun prix. Les autres, il les ignore, souhaitant (?) que nul ne les exhume un jour.
     En un peu plus de quatre pages, le prologue nous en offre deux beaux motifs : la langue et l'âge.
     Né dans les derniers mois de la Guerre civile, enfant puis adolescent sous la dictature franquiste,  Joan Margarit a longtemps vécu entre deux langues : le catalan qui ne sortait guère de la sphère de l'intime et le castillan de l'école et de la vie publique. Il avoue être né à la poésie dans les longs voyages en paquebot ou, surtout, en cargo qui le menaient des Canaries où il  vécut un temps avec sa famille à Barcelone où il étudiait.
     Inversant l'expression commune, Joan Margarit reconnaît que la vieillesse est entrée dans sa vie, abolissant la notion de demain au profit d'un "strict présent".
     La meilleure preuve en est "Els primers freds", le poème qui donne son titre à l'ensemble :

     Et vaig acompanyar al museu del parc.
     Era un matí d'hivern. Vam aturar-nos
     davant de Els primers freds, una escultura
     de marbre gris: un vell que, despullat,
     mentre el vent arrossega fulles mortes,
     mira a la llunyania.
     No són distints la vida i l'art, vas dir-me.
     Però jo només veia un marbre fred,
     més aviat retòric, i pensava en noies.
     Entre aquell dia i ara, com un mar,
     s'estén la meva vida.
     I vénen, travessant aquest mar gris,
     els meus records, bucs negres de vaixells.
     He tornat al museu aquest matí d'hivern,
     i penso en tu mentre travesso el parc
     mirant la llunyania i envoltat
     de fulles mortes que arrossega el vent.

     L'adolescent des premiers vers, friand de jeunes filles,était sourd à la réflexion paternelle devant la statue de marbre gris représentant un vieillard nu parmi les feuilles mortes, le regard perdu dans le lointain. Ce n'est que quelques vers plus loin, à la faveur d'un retour au musée, à l'âge mur, qu'il comprend que la vie et l'art ne diffèrent guère qui le poussent à se remémorer son père sur le chemin du retour, traversant le parc, parmi les feuilles mortes, le regard pareillement perdu dans le lointain.

    Une lecture buissonnière, au hasard de pages qui parlent de jazz et de faubourgs, d'amours perdues et de places oubliées, vous sera un enchantement, pour peu que vous l'abordiez sur un rythme lent, les yeux dans le lointain.